dimanche 2 mars 2014

Etude d'un oiseau ordinaire

Puisque nous avons la chance de disposer, bien en vue, d’un spécimen exemplaire d’une espèce peut-être en voie de disparition, étudions-le.


Aux origines de l’espèce



Elle est le fruit d’une longue évolution, mais qui n’apparaît comme pleinement organisée, au sens zoologique du terme, que dans les années soixante, il y a un demi-siècle. La communauté scientifique s’est accordée sur le nom de Soixantuitardus (S. attardus dans le cas de notre spécimen). Cette espèce appartient à la vaste famille des Bourgeoisidés, famille fort ancienne dont on sait les vicissitudes récurrentes jusqu’au point d’être menacée d’extinction, mais qui a toujours su prospérer dans un environnement redevenu favorable, dont le dernier est connu comme la période dite « des trente glorieuses ».

Résumons la phylogénèse de Soixantuitardus.

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            Classe              Egalitaria
            Ordre               Occidentalis (decadensus)
            Famille            Bourgeoisidés
            Sous-famille    Bourgeoisidé humilis
            Genre              Sinister juvenus
            Espèce             Soixantuitardus
            Sous-espèce    S. attardus

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Certains naturalistes, et non des moindres, voient dans Egalitaria l’amorce d’une régression évolutive. Cette prise de position explique l’épithète de decadensis dont ceux-ci accompagnent l’ordre Occidentalis. Nous les citons pour mémoire.
Passons à une rapide présentation du genre Sinister juvenus, parmi les autres genres de la sous-famille Bourgeoisidés humilis (B. « honteux », en raison de la propension de cette sous-famille d’imiter le chant de ses prédateurs), puisque S. juvenus est directement rattaché au phylum de notre spécimen
S. juvenus, comme on le sait, a muté dans diverses directions, dont l’une peut être considérée comme l’archétype du genre en raison de son succès sur la scène de l’Évolution, et malgré sa quasi-disparition de nos jours. Il s’agit de Marxistus : plumage écarlate, serres repliées en forme de poing, front en marteau, bec à forme de faucille. Bien qu’en voie d’extinction, on peut encore observer Marxistus chaque année en septembre, quand les derniers représentants de l’espèce se rassemblent aux environs de Paris pour entonner leur chant après avoir becqueté des merguez.
Marxistus a évolué en tant de sous-espèces que la taxinomie veut en faire un genre à part entière, et S. juvenus un sous-genre. Nous n’entrerons pas, pour faire court, dans cette discussion technique. En revanche, il est à remarquer la fascinante diversité des formes apparentées à Marxistus, depuis Tiermondibus au plumage multicolore jusqu’à Brutalis au jabot bombé, en passant par Catolicus, plumage noir marqué d’une croix, ou encore Ecologicus au plumage vert pomme strié de rose, oiseau magnifique hélas handicapé par un déficit en orientation spatiale au point de confondre facilement le Nord et le Sud. La plupart de ces sous-espèces ont en commun un bec en forme de trompette, ou si l’on préfère de haut-parleur, particularité bien pratique pour se faire entendre de leurs congénères à de longues distances.

Admirons en passant l’inlassable ingéniosité de la Nature, sculpteur, je veux dire sculptrice, de tant de formes diverses à partir d’un même, je veux dire d’une même moule ! Et parfois évoluant, sous la pression darwinienne, d’une forme à l’autre, comme certains représentants de Marxistus perdant leur plumage rouge au profit d’une livrée de teinte bleu marine…
Mais ne perdons pas de vue le sujet de notre étude, Soixantuitardus.

L’apparition de Soixantuitardus

Il est à son sujet une observation qui surplombe les autres. Elle ne concerne pas la forme, mais le comportement.
Leurs mœurs, généralement calmes et policés, sont devenus plus grégaires, tout en affichant des attitudes résolument rebelles, attaquant leurs géniteurs avec des cris violents, jetant des cailloux dans les mares où ils pataugeaient autrefois, piétinant les plates-bandes qui les nourrissaient.
Certains spécialistes voient dans ce bouleversement un cas d’évolution disruptive, d’autres comme moi le fruit d’une évolution longtemps sous-jacente, mais foin des querelles de chapelle !
Que s’était-il passé ?
Que trouve-t-on aux premiers stades de l’apparition de Soixantuitardus ?
Cela sera confirmé par l’étude de notre spécimen.

Les premières manifestations comportementales de Soixantuitardus touchent à un domaine bien précis, celui de l’accès aux femelles. Il s’agissait de niquer nicher avec elles le plus aisément possible, sans que les vieux mâles n’y mettent obstacle. Tel était le schéma moteur originel du Soixantuitardus, et les pulsions auxquelles ils obéissaient. Derrière les jacasseries, les ébouriffements de plume, les parades, les défis, une constante : mâles et femelles dans le même nid, libre copulation pour tous. Une poule en valait une autre.
Étrange phénomène : dans tout le règne animal, la femelle se montre toujours plus sélective. On le sait depuis les éminents travaux de Pasteur, Charcot, Du Pont de Nemours et Oswald Spengler, sans oublier Aristophane et Jules Bonnot.
Comment est-il advenu que la femelle Soixantuitardus se soit montrée si réceptive aux appels du Soixantuitardus mâle ? On remarque qu’avec le temps cette réceptivité a diminué. La femelle S. attardus retourne à des lois séculaires, et s’emballe moins facilement. Le retour de l’inné ?

Un spécimen, observation clinique

Notre S. attardus n’a rien d’exceptionnel, et c’est ce qui fait toute sa valeur. S. attardus pullule dans les villes et par les champs, ne négligeant aucune niche écologique, notamment celles que les naturalistes nomment « niches fiscales », douillettes à ceux qui les occupent. On les voit partout où la lumière est forte et les perchoirs confortables, objets d’une âpre compétition. Leur goût pour le fromage est bien connu, de même que la fascinante variété de leurs chants.
Ces caractéristiques n’ont rien de contradictoire, au contraire, avec ce qui a été noté plus haut. Plus le fromage est abondant, plus le perchoir est haut placé, plus la femelle S. attardus se montre sensible aux avances du mâle – quels que soient ses autres attributs.
Notre spécimen, capturé près de Tulle en Corrèze, et désormais installé dans notre laboratoire parisien, confirme cette théorie, mais n’anticipons pas.

Morphologie

Le sujet, de taille modeste, est doté d’une masse adipeuse importante par rapport à sa masse musculaire, et d’un notable capitonnage sous-cutané. La tête est assez développée par rapport au corps (néoténie ?). Les yeux, parfois agrandis en boules de loto, témoignent de l’importance que revêt pour lui le regard d’autrui. Sans tomber dans l’anthropomorphisme, on peut parler d’un narcissisme inquiet.
Les épaules sont étroites, la ceinture pelvienne relativement large. Autant de traits qui permettent de conclure à un dimorphisme sexuel peu accusé. La morphogénèse de S. attardus évoque un processus d’indifférenciation sexuelle. On peut s’interroger sur le niveau de sécrétion d’hormones androgènes (testostérone), in utero et au stade post-natal. Le cerveau semble peu androgénéisé.
Néanmoins, la libido est forte. Le sujet semble attiré par des femelles dominantes. Nous n’avons pas pu procéder à une analyse histologique des organes concernés, mais le caractère cyclique du comportement est symptomatique, sans qu’on ait pu observer d’ovulation ni de menstrues.

Éthologie

Le sujet présente d’évidentes aptitudes à l’expression vocale, typique de sa famille. Des gènes communs avec les psittacidés ont été évoqués. Sans nous prononcer, notons que les aptitudes verbales sont très développées chez les femelles Bourgeoisidés, ce trait confirmant l’efféminisation de la sous-espèce S. attardus.
Le trait le plus caractéristique de S. attardus est l’évidente importance de ses pulsions sexuelles. Les différentes femelles que nous lui avons présenté (en prenant soin d’interposer une vitre) ont provoqué chez lui une exaltation intense, accompagnée d’une réaction étrange. Son crâne s’est couvert d’une substance chitineuse, tandis qu’il émettait une sorte de « rreuh rreuh » évoquant à la fois un roucoulement et le bruit de moteur à pistons.

Psychisme

Le sujet est visiblement doté de bonnes capacités cognitives, et surtout d’une bonne mémoire, au détriment d’aptitudes au raisonnement logique. Il aime visiblement répéter, et s’écoute babiller, penchant la tête sur son aile comme pour quêter l’approbation. On note chez lui, comme chez la plupart des Soixantuitardus, une réactivité intense à certains stimuli verbaux, entraînant une série de rites compulsifs, dont la fonction cathartique est probable.

Conclusion

Nous avons admis l’hypothèse d’une espèce en voie de disparition. Son succès actuel semble la démentir. Mais gardons-nous d’examiner la Nature en référence au temps court.
L’échec d’une spéciation est provoqué par l’inadaptation, née d’une hyper-spécialisation ; une sorte de cul-de-sac évolutif.
Le S. attardus semble illustrer cette loi, à l’instar des dinosaures du crétacé ou du Cervus megaceros du quaternaire, comme le serait peut-être notre actuel paon commun (hors de l’état domestique, sa queue démesurée étant à la fois un appât sexuel et un handicap face aux prédateurs).
J’irai personnellement plus loin. Le S. attardus, quand ce ne serait que par sa focalisation sexuelle, me semble caractéristique, non pas seulement d’une sclérose évolutive, mais d’une véritable involution, un progrès à rebours, qu’on pourrait grossièrement dépeindre comme un sexe doté de capacités ambulatoires minimales, d’un psychisme de plus en plus réduit, dont l’existence dépend toujours plus d’un mécanisme parasitaire, aux dépens de l’hôte qui le nourrit – bien malgré lui.

Ultime précision : dans la classe des Aves, c’est la femelle qui porte le chromosome Y, les mâles étant de caryotype XX.


Chez les oiseaux aussi, la gynocratie, c’est aujourd’hui.