samedi 26 avril 2014

Un certain jour de printemps

Tout avait pourtant bien commencé, ce lundi 1er mai.

C’était en 2002.
J’étais arrivé fin février aux Antilles, après une transat en solitaire, celle de mes soixante ans, avec le sentiment que j’avais enfin atteint « la vitesse de libération », ainsi que j’appelais la capacité de quitter pour de bon un pays où les libertés s’amenuisaient sans cesse ; où montaient irrésistiblement les tensions dues à l’hétérogénéité galopante de la population.
Pour être pleinement heureux, il ne me manquait que l’essentiel. Séparé de ma fille cadette par un départ à la hussarde de sa mère, je me consolais en me promettant de faire venir l’enfant aussi souvent que possible sur le bateau de papa. Elle venait d’ailleurs de repartir pour la France, après trois semaines d’une présence qui m’ensoleillait encore.

Ce lundi-là, j’attendais deux visiteurs. Un couple de vieilles connaissances, rencontrées en Méditerranée. Lui, plaisancier, ancien Commandant de Bord chez Air France, retraité avec une pension de l’ordre de soixante-dix mille francs mensuels, bonhomme assez jovial et nullement imbu de lui-même malgré son niveau de revenus.
De gauche, bien sûr, et dorlotant son confort intellectuel avec divers dons à des associations bien-pensantes, son maître à penser était Albert Jacquard, un mathématicien devenu prophète des bobos.

Convictions sulfureuses


Avec Nicolas (les prénoms ont été changés, hi hi), nous parlions voiliers et conduite d’un Airbus, rarement politique. Son ton péremptoire, dans ce cas, m’en dissuadait. Nous étions alors dans les années quatre-vingt dix, et il y avait de bonnes raisons – c’est encore vrai, mais un peu moins, aujourd’hui – de rester évasif au sujet de convictions qui sentaient le soufre.
Surtout dans le milieu où je travaillais, il fallait être du bon bord. Je me contentais généralement d’afficher un scepticisme patelin à propos les vertus du socialisme, ce qui n’était pas toujours suffisant. C’est ainsi que convié à me faire « briefer » sur je ne sais plus quelle campagne publicitaire pour un produit dont je ne me souviens pas davantage, le patron de l’agence m’avait habilement sondé sur la pureté de mes croyances, me parlant longuement de la Shoah (ce dont je suis certain, c’est qu’il ne s’agissait pas du « produit » à promouvoir). Sans doute avais-je manqué d’enthousiasme, marmonnant quelques « oui, c’est terrible ». Le contrat m’avait échappé.

(Je m’en suis félicité plus tard, le récipiendaire s’étant assis sur ses honoraires impayés, ce qui l’avait conduit au bord de la faillite).

« La France a honte »


J’attendais donc Nicolas et sa compagne, ce 1er mai 2002.
On se souvient.
Le premier tour de l’élection présidentielle avait eu lieu le 21 avril. Malgré toutes les prévisions des instituts de sondage, Le Pen avait précédé de peu Jospin.
D’imaginer les piaillements de la basse-cour m’amusait fort. J’en trouvais l’écho en écoutant la radio. C’était l’escalade des déclarations et des manifestations. Des démocrates exemplaires rejetaient le résultat des urnes et en appelaient à la rue, à la « vraie France ». Les artistes-sic, les intellectuels auto-proclamés, l’équipe de France de foot, de rugby, tous s’agitaient, criaient leur détermination. On entendait « La France a honte ». La France, c’était eux. Eux, les seuls Français légitimes, d’une légitimité qui n’était même pas celle de Pétain. Patrick (Bruel) et Bertrand (Cantat) éructaient. D’un ton pénétré, la chevelure savamment décoiffée style Bernard-Henri, Pierre (Arditi) déclarait pompeusement : « j’entre en résistance »…

Là-dessus arrivèrent Nicolas et sa compagne, débarqués en fin d’après-midi d’un vol qui ne leur avait pas coûté cher, contrairement à celui que j’avais payé à ma fille sur mes six cents euros de revenus mensuels.
Nous allâmes déposer leurs bagages à bord, et revînmes dîner au restaurant.

Ça ne rata pas. La compagne de Nicolas proclama du ton qui convient à la poule parlant de ses poussins : « À cette heure-ci, mes enfants sont certainement en train de manifester. »
J’aurais dû me taire. Oh, je ne désapprouvai pas ! Mais mon mauvais génie me glissa cette réponse sibylline : « Tous ces gens qui manifestent, ils auraient mieux fait d’aller voter. »
Car il était probable que le taux d’abstention, et la dispersion des voix de gauche, avaient permis au vieux lutteur d’arriver en seconde position.

Un taux critique


Résultat dont je me félicitais bien sûr, mais avec la prudence huguenote d’un temps d’Inquisition. Cela faisait trente ans et plus que j’étais farouchement anti-communiste, et le socialisme me répugnait tout autant. D’abord d’instinct – l’horreur de l’hypocrisie, et le goût de la liberté, sans doute – puis de façon plus réfléchie.
Je m’intéressais peu à la politique que Barre appelait « politicienne », mais de plus en plus à l’évolution socio-économique de la France.
L’un des grands moteurs de cette évolution, dont les effets étaient facilement perceptibles dès la fin des années quatre-vingt, était le flux excessif de l’immigration, immigration qui, au contraire des précédentes vagues migratoires, provenait de pays de cultures trop éloignées de la nôtre pour s’assimiler en masse – encore moins la féconder. Un peu de différence enrichit, trop de différence ne peut qu’amener la montée de l’intolérance, la radicalisation des esprits, le rejet de l’autre. Il y avait un taux critique à ne pas dépasser en terme de mixité ethnico-culturelle, taux au-delà duquel, invariablement, une société importée « fait société » à l’intérieur de la société d’accueil, avec toutes les conséquences prévisibles.

Un seul leader politique se montrait fermement critique sur ce sujet, on sait lequel. Sans même se préoccuper de ses capacités à diriger le pays, de ses pensées intimes ou même du bien-fondé des attaques qu’il subissait de la part du lobby immigrationniste (on sait maintenant ce qu’il en était), il était parfaitement logique, compte tenu du péril à venir, de lui apporter ma voix.
Ce que j’avais fait aux élections présidentielles de 1988, puis de 1995.
Je crois n’avoir confié cela qu’à un seul ami, de gauche naturellement, qui a difficilement digéré l’aveu. Mon explication ne l’a pas moins surpris: « J’ai horreur du racisme. J’ai voté pour Le Pen contre le racisme. »

Ce n’était pas une boutade.
Les années qui ont passé ne m’ont pas fait regretter mon vote de protestation. J’en suis plutôt fier aujourd’hui, douze ans après avoir quitté ce pays en voie de décomposition. La seule consolation aura été, pendant cette période, une certaine décongélation de la parole grâce aux médias alternatifs.

La droite inaudible


Donc, je n’avais pas voté, en 2002.
Il n’y a pas de bureau de vote par 15° de latitude Nord et 46° de longitude Ouest. Mais y en eût-il un, que je n’aurais pas hésité. Non seulement les événements confirmaient les prévisions, mais la hargne imbécile avec laquelle ce que l’on commençait à nommer « la bien-pensance » poursuivait le trublion frontiste devenait une seconde motivation. Il ne s’agissait plus d’une simple opposition politique, mais d’une haine viscérale, ne reculant devant aucun mensonge, aucune manipulation de l’opinion, pour diaboliser Le Pen, la « bête immonde ».
Il y avait là-dessous quelque chose d’effectivement diabolique, mais ce n’était pas Le Pen qui portait cornes et pieds fourchus.
Quant à la droite parlementaire, tétanisée, elle devenait inaudible, cédant à toutes les mises en demeure, définitivement perdue par sa lâcheté face aux puissants groupes de pression ; ceux qui dans le journal « Globe » « vomissaient la France des farandoles, des binious et de la bourrée. » ; ceux dont on se demandait de plus en plus ce qui les faisait agir, dans quel but…

L’aveu


Donc, les enfants de… (appelons-la Bertrande) manifestaient, aussi enthousiastes que peuvent l’être des jeunes bien endoctrinés. On a vu ça tant de fois, à Nuremberg comme à Moscou.
Ma réponse, proférée du ton vague de quelqu’un qui voudrait bien qu’on parle d’autre chose – des Tobago Cays, par exemple, de ses eaux cristallines, d’un barbecue sur la plage – n’eut pas l’heur de pleinement satisfaire Nicolas, qui me pressa de questions, sa barbe blanche et bien taillée commençant à se hérisser. « Toi, au moins… ».
Il commençait à me gonfler sérieux. Le droit de vote est un droit fondamental, et c’est une des rares libertés qui nous reste. J’avais le droit de voter pour qui je voulais, et pas seulement pour les candidats officiels désignés par la nomenklatura.
Je dois dire aussi que j’ai horreur du mensonge. Soumis au feu de mises en demeure de plus en plus directes, que je ne pouvais esquiver, j’ai fini par avouer. « Oui, ça m’est arrivé, autrefois… ».
La suite dépassa ce à quoi je m’attendais. Nicolas se dressa, comme mordu par une vipère. Il ne pouvait rester une seconde de plus à la même table qu’un suppôt de Lucifer. Il ordonna à sa compagne de le suivre sans délai.
Vociférant de telle sorte que tout le restaurant ne put ignorer qu’il y avait parmi ses clients une brebis galeuse, un abominable lepéniste, il alla s’installer à l’autre bout de la salle, rouge de colère et raide comme la statue du commandeur.

On ne discute pas avec les extirpateurs du Mal, et j’abandonnai l’espoir de le faire.
Au fond, la scène était assez grotesque pour prendre le parti d’en rire. Je ramenai à terre les valises de mes invités, qui allèrent sans doute louer dans un bon hôtel un logis plus confortable que celui que je pouvais leur proposer sur mon petit bateau.

Cordon sanitaire


Je ne les ai jamais revus, et jamais reçu de leurs nouvelles. Ce qui était à prévoir.
Je classai l’affaire ( pas si bien que cela, la preuve en est cette « confession » qui ressort onze ans plus tard).
Tout juste ai-je appris, quelques semaines plus tard, que Nicolas, de retour en France, avait fait le tour de nos relations communes pour les avertir de mes nauséabondes opinions, et qu’il convenait d’éviter de fréquenter un individu de mon triste acabit. Le coup du cordon sanitaire à petite échelle, en somme. Lilliput au pays des Soviets.
J’appris aussi que ma fille cadette avait été emmenée, entre les deux tours, pour manifester, à huit ans, par sa mère et son beau-père. En compagnie d’un grand verre de rhum, je l’imaginai, avec dans ses mains toutes petites, sa petite pancarte marquée « F Haine »…
D’où venait le vent de la haine ?

Je me dis que j’avais vraiment bien fait de quitter la France, et ce n’est pas le cours des événements qui me l’a fait regretter.
En Ile-de-France, 60% des naissances sont d’origine extra-européenne, chiffre en irrésistible progression.
Les enclaves ethniques s’agrandissent et se multiplient.
L’opinion nationale s’exaspère, jusqu’à rejeter en bloc toutes les personnes d’origine musulmane, tandis qu’à gauche, on s’enferre avec d’autant plus d’obstination que le réel lui apporte des démentis dans tous les domaines.
La dégringolade économique continue, jusqu’à bientôt toucher le fond.
La gauche, aux abois, s’imbécilise à pas redoublés, la féminisation des esprits et des « élites » poussant à la roue.

Ce pays était inguérissable.


J’espère que ma fille n’aura pas honte, devenue adulte, de sa petite pancarte. Elle n’était pas responsable. Ses « parents » non plus, d’ailleurs. Nicolas, pas davantage. La connerie est toujours excusable. L’ennui, c’est quand elle donne le « la », qu’elle veut faire la loi.

Je ne sais pas pourquoi, mais j’aimerais voir les derniers actes de la comédie.
Vulgaire curiosité, car les jeux sont faits depuis bien longtemps.
Bien longtemps avant qu’ait eu lieu cette pauvre anecdote, un certain jour de printemps 2002.

Prochain billet : Vaticinations à propos d’une cocotte-minute

mardi 22 avril 2014

Haro sur les stéréotypes !

 
Le billet de René-Pierre Samary



Ah ! Cette saleté de mot !
Cette saloperie d’idée, qui enferme l’Autre (avec majuscule, s’il vous plaît, alterophilie oblige) dans l’étroite définition qui lui est assignée ; réduit à son sexe, à son origine, à son phénotype !
Ennemi de tout réductionnisme, je vais me faire l’avocat du diable.
Messieurs les jurés, Mesdames les jurées, l’accusé est bien coupable. Je vais plaider les circonstances atténuantes, et tenter de démontrer que chacun(e) abrite en lui (et elle) cette bête malfaisante, que l’on nommera au choix stéréotype, idée reçue, archétype, préjugé… comme le diable peut être Satan, Méphistophélès ou Lucifer.

Veuillez, Mesdames et Messieurs, considérer la scène suivante : un homme (une femme) avance vers vous d’un pas décidé, un rictus cruel sur son visage, un couteau à la main.
Vous concluez illico : voilà quelqu’un qui en veut à ma peau si perforable.
Erreur ! Cette personne, en retard pour son travail à la boucherie hallal du coin, est simplement affligée d’une déformation faciale dont elle ne peut mais. Vous l’accusez injustement. Vous avez été victime d’un stéréotype, non d’un(e) présumé(e) assassin(e).
Vous m’objecterez : oui maiz’enfin, il est probable… et je tiens à l’intégrité de mon épiderme.
Je vous répondrai : bravo. Vous venez de prononcer les mots qui plaident en ma faveur. La probabilité d’une chose, plus ou moins haute, entraîne une évaluation entachée d’un préjugé, et cela d’autant plus que l’enjeu est important, et que la réaction doit être rapide.

Un guide assez sûr


J’admets que mon exemple peut paraître caricatural, excessif. Quel rapport peut-il y avoir entre une réaction instinctive de combat ou de fuite (je vous déconseille la première option), et l’odieuse attitude consistant à enfermer une catégorie de personnes dans une sorte de ghetto statistique, un tiroir bien verrouillé où elles sont sommées de demeurer ? C’est à leur égard une profonde injustice, et l’esprit de justice est une vertu majeure.

Je vais développer deux types de considérations, en réponse à la question : pourquoi existe-t-il des préjugés ?
L’exemple précédent indique comment ils se construisent : quelques informations élémentaires (rictus, attitude hostile, couteau) à partir desquelles notre système nerveux central donne un ordre qui peut se traduire par « courage, fuyons ».
Cette réaction est nécessairement non-intellectualisée. Elle est bâtie sur une expérience collectée durant les millions d’années de l’Évolution. L’organisme le plus simple, l’amibe unicellulaire, esquive à sa façon un environnement défavorable, bien que dépourvue d’organes locomoteurs et du moindre système nerveux. Nous faisons de même quand nous éloignons notre doigts d’une allumette enflammée, sans nous interroger sur ce qu’est un doigt, ce qu’est le feu, et pourquoi ça fait mal. Quelque chose nous dit que se brûler est douloureux, et que, au vu d’une attitude hostile, il y a urgence à traiter cette information, et non à la suite de délibérations intellectuelles. Tous les êtres vivants savent cela, du plus simple au plus évolué, pour la simple raison que s’ils ne le savaient pas, ils n’existeraient pas. Le traitement de ce type d’information est indispensable à la survie de l’individu, donc de l’espèce (pour ce qui est des super-espèces que sont les sociétés humaines et animales, nous verrons plus loin).
J’entends ronchonner : nous ne sommes pas des animaux, nous n’obéissons pas à nos instincts.

(Voire. Nous y obéissons plus souvent qu’on ne le croit, et pas toujours aux meilleurs. Mais l’instinct est un guide assez sûr, je le constate quand je vois des crabes de plage grimper aux cocotiers à l’approche d’une marée cyclonique, sans avoir écouté Météo France, mais passons).

De gros vantards


Chez l’homme, le développement du néocortex a fait que l’homme (et la femme) possède plusieurs cerveaux, l’un tout beau tout nickel, d’autres plus ou moins archaïques, mais bien utiles quand même. Ces différents cerveaux discutent, délibèrent, se contredisent parfois de façon anarchique, prennent autorité les uns sur les autres.
Dans nos cerveaux anciens se sont accumulées par strates successives des informations du type « c’est chaud, j’enlève mon doigt », et plus tard du type « attitude hostile, gros balèze, je me barre ».
Dans notre néocortex sont stockées des informations infiniment plus nombreuses, les capacités de les extraire et de les comparer, d’explorer mentalement le monde réel et le monde des idées.
Sous la boîte crânienne, c’est un peu la Tour de Babel. Le langage de l’émotion et des réflexes innés voisine avec celui de la pensée analytique. Ceux et celles qui se croient dépourvus de cerveau reptilien, et croient n’obéir qu’à la logique, sont de gros vantards.

(Le lecteur aura la bonté de mettre désormais au féminin tous les mots au masculin, afin d’être équitable, et ça m’ôtera un travail fastidieux).

C’est notre néocortex qui nous demandera, une fois revenu sain et sauf à la maison, un peu essoufflé : cet homme au couteau me voulait-il vraiment du mal ?
C’est lui qui nous demandera : n’ais-je pas mal agi en obéissant à un préjugé ? Ais-je contrevenu à la haute vertu de justice ?

Éthique de responsabilité


Vertu de justice (absence de jugement a priori) et vertu de prudence sont dans la pratique comme deux canassons tirant chacun de leur côté. Il y a bien un point d’équilibre, et j’imagine le situer dans l’acceptation de nos cerveaux anciens et nouveau, qui chacun joue son rôle. Ni animaux ni purs esprits, céder au premier conduit à l’abêtissement, le nier exclue tout un « savoir » inné au profit du pur intellectualisme : amputation, dans les deux cas, d’une partie de nos capacités cognitives. Le simple « bon sens » fait souvent appel aux deux.

Esprit de justice et esprit de prudence tiraillent en des sens divergents, entre l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. L’idée de l’a priori, du préjugé, s’appuie sur la probabilité d’une conséquence construite sur l’expérience. Quand les Juifs étaient traqués par la Gestapo, ou les Koulaks par les sbires de Beria, ils ne supposaient pas que les bottes qui frappaient à la porte appartinssent à des hommes venus leur souhaiter shama tova, ou partager une bouteille de vodka.
Ils avaient construit des stéréotypes, fort bien informés, du SS et du coco flingueur.

Une évidente absurdité


Le cerveau « automatique » nous fait obéir à des a priori empiriques indispensables à la survie. Le cerveau nouveau, analytique si l’on veut, construit et sur-construit à partir de probabilités admises comme opérationnelles, dont l’éventail d’exactitude parcourt une trame va du quasiment sûr au franchement erroné, en passant par le presque certain et le probable. À un certain point, il y a de l’abus, comme dirait l’autre, d’autant plus que certaines « vérités » peuvent se révéler obsolètes à la lumière d’une information plus complète. À quel moment un cliché devient une fausse pièce d’identité ?
Présenter toute généralisation comme abusive (le fameux il-ne-faut-pas-généraliser) est une évidente absurdité. Toute pensée s’appuie sur des concepts, qui sont autant de réductions de diverses variations de l’objet considéré à des constantes. Les pommes peuvent être d’api ou de reinette , toujours elles tombent. Newton en tire la théorie de la gravité.
En généralisant.

Ici intervient un paramètre essentiel, qui éclaire notre scénette de l’homme au couteau. L’intensité d’un danger est chose différente que sa fréquence. La réaction auto-conservatrice tient compte en premier lieu de la « hauteur » du risque. Traverser une rue piétonne les yeux fermés expose à une probabilité assez élevée de se heurter à un passant. 
Pas grave ! 
Traverser les yeux bandés une voie ouverte aux automobiles, même rares, personne ne s’y risquerait : danger de fréquence similaire, mais de haute intensité !
Un préjugé se construira plus facilement, et solidement, quand le danger est ressenti comme immédiat, et de forte intensité. Le sentiment (argumenté) que son territoire est envahi provoquera ce type de phénomène, réflexe qui peut être considéré comme regrettable, mais nécessaire à la conservation d’un espace géographico-culturel gardien de ressources, de coutumes intériorisées, de certains modes de vie, d’une culture spécifique, et cela jusqu’aux règles de politesse comprises comme un civisme.

Douce et inoffensive


Nous nous déplaçons sans en être pleinement conscients dans un système de valeurs, un système de références. Nous portons en nous une vaste collection de stéréotypes, jusqu’à en attribuer aux animaux. L’aigle – qui doit ses yeux rapprochés au besoin d’avoir une très bonne vision stéréoscopique – est ressenti comme noble, impérieux, cruel. Le serpent au déplacement sinueux sera taxé de fausseté. Là, il y a vraiment de l’abus !

De là, un homme dont le visage a certains traits « durs » (yeux enfoncés dans les orbites, bouche mince par exemple), apparaîtra comme décidé, méchant ; alors que la femme aux lèvres ourlées, au visage lisse, sera vue comme douce et inoffensive (par analogie au visage enfantin) alors que foisonnent les exemples du contraire.

Structuration


Tout phénomène touchant à la morphologie et au psychisme n’existe qu’en fonction d’une nécessité. Le chat a des griffes recourbées pour attraper des souris.
À quoi sont utiles les préjugés ?
Ils servent sans doute à guider nos actions, au niveau infra-rationnel. On n’a pas toujours le temps de faire dans la dentelle. Les préjugés et autres stéréotypes font dans le gros, parfois dans le grossier. Le cerveau supérieur fait dans le détail..
Les préjugés sont comme un savoir peu élaboré, un c’est comme ça ayant pouvoir de structuration.
La pensée pure peut s’élever au-dessus de cette sagesse prudentielle, elle ne saurait l’éradiquer (avec toutes les chances d’insuccès) sans danger. Les lois qui gouvernent les systèmes de parenté chez les peuples primitifs ne s’appuient pas sur des notions génétiques avertissant des dangers de l’endogamie. Elles étaient pourtant efficaces, en empêchant les unions plus ou moins incestueuses.

Quand on passe de l’individu au supra-individuel (les sociétés animales et humaines), les préjugés ne sont pas moins opérants afin de les structurer. Le squelette structure le corps, au prix d’une perte de souplesse, mais permet la station debout. Les civilisations sont charpentées par un ensemble de représentations plus ou moins automatiques, et cette cohésion se paie au prix d’une certaine rigidité. L’idée que les groupes humains se font d’eux-mêmes, et des autres, est indispensable à leur existence. Toute société ne peut être pérenne qu’en portant en elle un certain nombre d’archétypes élaborés de façon plus ou moins artificielle, et quasi-instinctive.
La notion de territoire, vieille comme la vie, est soutenue par un inconscient collectif, dont les manifestations peuvent être comiques, mais néanmoins nécessaires.
Ses conséquences peuvent aussi être tragiques, quand ce psychisme collectif est instrumentalisé pour générer la haine du « différent ».

Bonne et mauvaise diversité


Claude Lévi-Strauss, dans Le Regard éloigné, soulignait « qu’il n’est nullement coupable de placer une manière de vivre et de penser au-dessus de toutes les autres, et d’éprouver peu d’attirance envers tels ou tels dont le genre de vie, respectable en soi-même, s’éloigne par trop de celui auquel on est traditionnellement attaché. »
Ce sont bien des archétypes collectifs (des stéréotypes, des préjugés) qui sous-tendent l’idée d’appartenance. Les mythes collectifs, les manières quasi-innées de se comporter et de penser, peuvent être vus comme obsolètes, et l’enracinement être considéré comme un passéisme ringard.
Malheureusement pour nos demi-intellectuels, la diversité qu’ils adulent n’existe qu’à l’aide de ces automatismes généralisateurs – de ces stéréotypes, si l’on veut. Le penchant pour le métissage de ces mêmes maîtres à penser va exactement dans le sens inverse, mais cette contradiction ne surprend pas, quand on comprend qu’il y a pour eux une bonne diversité – celle des autres – et une mauvaise diversité – la nôtre.
De même, il y aura de bons préjugés – que le préjugé ce soit « mal » en est un – et de mauvais préjugés : la liste en serait longue, le catalogue est disponible au Service com’ du Ministère de la Pensée Conforme.

Il y a finalement plusieurs attitudes concevables par rapport aux préjugés. Au niveau inférieur de la réflexion, on peut y être pleinement soumis, et c’est dommage. À un niveau intermédiaire, on les juge haïssables, car réducteurs et auto-réalisateurs. C’est le cas de nos demi-savants qui nous infligent leur demi-science.
À un niveau plus élevé de la réflexion, on peut à la fois accepter l’utilité des préjugés, tant individuels que collectifs, tout en les maintenant à leur place : celle d’une réflexion rudimentaire mais aussi salvatrice.

Impudence et imprudence


Messieurs et Mesdames les jurés, j’en termine avec ma péroraison.
Croire – et c’est un préjugé parmi d’autres - que tout est possible, que rien n’est irréversible, témoigne de la légèreté toute féminine de l’homme moderne, opposée à la méfiance de l’homme traditionnel.
Signaler une disposition « naturelle » pour éventuellement la relativiser (selon le vieux principe qui veut qu’on ne traite bien que ce que l’on identifie clairement) est certainement plus conséquent qu’en nier les possibles bienfaits.

Devenue sport national des pseudo-élites, la chasse aux préjugés bat son plein.
Jamais, sans doute, dans un monde voué à être conflictuel, l’impudence de ceux qui nous gouvernent n’a eu pour corollaire autant d’imprudence.


Prochain sujet : Un certain jour de printemps

lundi 21 avril 2014