mercredi 30 avril 2014

Vaticinations à propos d’une cocotte-minute

 


Quelle belle invention que la cocotte-minute !

(inventée en 1948 par le père de Patrick Devedjian, le croira-t-on ? dont la société en faillite fut rachetée par le Groupe SEB) 

Non seulement elle permet la cuisson saine et rapide des aliments, en économisant l’eau et l’énergie (qualités appréciées par les navigateurs), mais elle est aussi source de fructueuses méditations.

Une cocotte-minute est composée d’un corps en métal épais et d’un couvercle solidement ajusté. Sur le couvercle, une petite pièce mobile soigneusement tarée permet d’éviter, en se soulevant, que la pression ne monte au-delà de la limite de rupture de la cocotte, évitant ainsi une explosion qui nuirait à l’intégrité physique de la ménagère, quel que soit son âge.

(pardon aux ménagères de leur expliquer ce qu’elles savent déjà ( ?).
Curieux, ce nom qui lui aussi n’existe qu’au féminin, comme « harpie », n’est-ce pas, Mme Rossignol ?)

Passons.

La plus complexe des "machines"


La petite soupape de notre cocotte sous pression est un exemple très simple d’un système de régulation. Toutes les machines sont pourvues de systèmes de régulation élémentaires ou complexes, depuis la cocotte-minute jusqu’aux centrales énergétiques (versions élaborées de la cocotte-minute), en passant par la locomotive et le moteur à combustion interne.
Un système de régulation peut être extrêmement sophistiqué, redondant, utilisant de multiples palpeurs et lui-même régulé, confiant la décision à un « cerveau » électronique, mais le but est le même : intégrer à un système un ou des sous-systèmes, que l’on a doté de certaines règles, et provoquant une rétroaction.

De toutes les « machines », la plus complexe est l’être vivant (il faut dire qu’il a fallu des centaines de millions d’années d’« étude », sous la férule d’un maître implacable nommé « adaptation »). Le moindre animal est littéralement bourré de capteurs et de régulateurs.

Anticipant un peu, la question est : les systèmes de régulation, dans le supra-système que constitue l’homme en société, fonctionnent-ils correctement ?


Le monton-tribuable


Revenons à nos moutons.
Le mouton, comme tout ce qui vit, depuis les plus simples organismes unicellulaires en passant par les eucaryotes, et jusqu’aux animaux supérieurs, est doté de systèmes de régulation intégrés, qui fonctionnent sans que le « volonté » ait son mot à dire, heureusement. L’organisme maintient son homéostasie en termes de chaleur interne, d’absorption d’énergie, etc. Dans un environnement pauvrement ensoleillé, l’arbre étend son feuillage afin de recueillir davantage de lumière, qui le nourrit par photosynthèse. Nous transpirons pour nous rafraîchir. La toison du mouton régulièrement tondu, comme l’est le contribuable, repousse pour le protéger du froid.

Question annexe : le mouton-tribuable est-il doté en interne d’un système de régulation efficace ?

(car actuellement, il grelotte, le contribuable ; mais ne nous égarons pas).

L’état d’équilibre interne (homéostasie) est obtenu par une infinité de capteurs. Ils disent tout sur la situation de l’organisme par rapport à son environnement immédiat, et jusqu’à la position du corps (haut, bas), grâce aux senseurs de l’oreille interne (qui perturbés par le mouvement d’un bateau, s’affolent et produisent cette nausée si redoutée des terriens mal amarinés, jusqu’au vomissement).

Nettoyons, et passons.

Vertueuse automaticité


La grande vertu de ces régulateurs est leur automaticité. Nous ne pouvons commander à notre cœur de ralentir ou d’accélérer à volonté (quelques fakirs, peut-être…) durant le sommeil ou en cas de prescience d’un danger.

Ici, une observation s’impose (oui, oui).
Quand on passe de l’animal « inférieur » à l’animal « supérieur », et de l’animal « supérieur » à l’homme, les automatismes ne cèdent pas le haut du trottoir à « l’intelligence ». Au contraire, ils se subdivisent, se multiplient et s’affinent, de même que les régulations qui les rendent possibles.
Un mouvement volontaire est effectué « à la commande », mais son exécution est confiée à un nombre toujours plus grand d’ « esclaves » qui travaillent sans avoir besoin d’indications détaillées.
Que l’on pense au geste délicat de saisir un œuf (frais). Le cerveau commande le geste, en vue de le mettre à frire (l’œuf, pas le cerveau).

(frits, les cerveaux de nos élites le sont déjà).

Le geste de saisir cet œuf fragile entre ses doigts, d’effectuer l’exacte pression pour le soulever sans le casser, de maintenir cette pression sans l’accroître, etc, ce geste tout simple est accompli grâce à des multiples cycles régulateurs, et une somme énorme de « connaissance » acquise phylogénétiquement. Il en va de même pour un singe qui saute sur une branche. L’extraordinaire capacité que cela exige, et dont l’exécution met en œuvre un nombre non moins étonnant de détecteurs, de capteurs, de cycles de rétroaction régulés, tout cela est bien sûr automatisé et inné. Le singe qui « réfléchirait » chacune de ces opérations successives se casserait la gueule, à coup sûr.
Soit dit en passant, on comprend que l’homme descend certainement d’une espèce de primate arboricole, tant l’environnement de ceux-ci exige un développement du système nerveux.

Sous-systèmes à deux faces


La cocotte-minute m’a mené fort loin, mais pendant ce temps mon ragoût cuit, alors un peu de patience. Le petit jet de vapeur m’informe que sa régulation fonctionne conformément aux calculs de Monsieur Devedjian père (que je salue en passant, même s’il est dans l’incapacité de me rendre la pareille).
Mais sautons l’homme (et la femme), sa spécificité et le fossé qui le sépare des animaux les plus proches.

J’en viens à ce qui est l’objet de ce billet : les sociétés et les civilisations.
Je disais que la grande vertu des systèmes régulés, c’est l’automaticité de cette régulation fonctionnant « en boucle ». Cela « sent » et régule tout seul, mettant en œuvre un cycle de rétroactions dont il est vain de se demander lequel, du système ou du sous-système régulateur, « commande » l’autre, comme pour la poule et l’œuf. Ils ne peuvent fonctionner l’un sans l’autre, de même qu’à propos d’un moteur, il est vain de se demander si c’est tel sous-système qui prime (l’arbre à cames, par exemple), ou tel autre (le mouvement du vilebrequin qui entraîne l’arbre à cames). Les sous-systèmes opèrent de concert.

Audacieusement, on peut considérer l’homme, organisme hyper-sophistiqué, comme un système opérant, muni de sous-systèmes eux-mêmes se subdivisant en sous-systèmes allant du général au particulier, et ainsi de suite, chacun « ouvert » vers le bas et vers le haut, comme Koestler (Arthur) le décrit brillamment en comparant ces sous-systèmes à des visages de Janus*.

Homéostasie sociale


Quand on passe au supra-individuel (l’homme ou l’animal vivant en société), le parallèle peut se poursuivre : une société, une civilisation, doit sa conservation (son homéostasie sociale, en quelque sorte), à la multitude des individus qui composent cette civilisation. L’automaticité de ces « sous-systèmes humains » n’est pas aussi inflexible que dans un organisme moins élevé sur l’échelle de la complexité, bien sûr. Chez l’homme, même si l’inné reste le soubassement indispensable de son existence, le culturel permet de spectaculaires variations. L’homme pense, il rationalise (ou prétend rationaliser, voir Pareto), mais il n’en reste pas moins que sa connaissance du monde (vu à travers le filtre de ses expériences personnelles ou collectives, ainsi que de ses croyances), possède quelque chose d’instinctif. Une société « sent », et « régule » de façon infra-consciente, grâce aux êtres qui la construisent, la pérennisent et la perfectionnent – du moins tant que la régulation fonctionne à peu près correctement.

Cette idée choque-t-elle ? Ne sommes-nous pas des êtres pensants et autonomes ?

« Que les grandes lois naturelles ne souffrent pas d’exception semble aller à l’encontre de la liberté, que nous considérons tous comme l’une des valeurs supérieures de l’homme et comme l’un de ses droits les plus inaliénables », écrit Konrad Lorenz*, qui ajoute plus bas : « L’idée que l’évolution de notre civilisation ne dépende pas de notre volonté et encore moins de notre pensée conceptuelle, qu’elle ne soit pas dirigée par notre entendement et notre raison, est presque aussi difficile à admettre. »

De même qu’un organisme individuel, les sociétés elles aussi s’adaptent tout en conservant une certaine immuabilité, celle comparable à la rigidité fonctionnelle des sous-systèmes élémentaires. Dans le cas du supra-individuel humain, une civilisation doit sa réussite ou sa mort à une relative inflexibilité de ses membres. Ce n’est plus l’inné qui décide, certes, mais une sorte « d’inné culturel », terme que dénonceront comme un oxymore les penseurs habitués au « noir ou blanc ».
Que l’on évoque seulement la muette réprobation, le simple froncement de sourcils, en présence de comportements « étrangers » qui choquent l’autochtone ! Rien de cela n’est argumenté, ou simplement conscient. C’est un réflexe, purement et simplement. Un réflexe salvateur !

L’intégration de tels réflexes est infra-rationnelle. Elle procède de l’assimilation et de la transmission ; transmission de certains rituels, religions, mode de comportement, façons de penser, et en tout premier lieu du langage, dont l’apprentissage, bien que particulier pour chaque langue, s’appuie sur des mécanismes communs intégrés au génome.
Une société, une civilisation, ne se maintient pas sans une sorte de corpus intégré, qui fait qu’elle est elle-même, pas une autre, et qui implique qu’elle se « pose en s’opposant », serait-ce pacifiquement.

Anomie et violence absurde



Tous les mécanismes intégrés agissent avec une indépendance relative, même s’ils sont mis en branle par une « volonté » (celle de faire tel geste et pas un autre).
De même, ceux qui pérennisent une société doivent être plus ou moins intériorisés pour être efficients (ce qui se fait, ce qui ne se fait pas).

Cela n’exclue pas, heureusement, de les critiquer.
L’interrogation des « règles » a besoin de règles. De même que l’artiste a besoin d’un cadre pour éventuellement le briser, et créer du nouveau, un jeune (d’esprit, pas d’âge) ne peut pas se rebeller contre ce qui n’existe pas.
Le Walther des Maîtres Chanteurs de Nuremberg  finit par s’affranchir d’une tradition sclérosée tout en s’appuyant sur elle (l’apprenant pour mieux la désapprendre), grâce aux conseils du vieux Hans Sachs.
Sans tradition, sans enseignement, sans une certaine admiration pour des « maîtres », c’est l’anomie et la violence absurde.

Pas d’impatience, j’en arrive à la conclusion.

L’individu, considéré comme un système complet mais intégré à un super-système, la société, n’est pas passif. Il reçoit et emmagasine sans cesse des informations du monde extérieur, de son environnement social. Ces informations sont intégrées à son psychisme, et lui permettent de progresser vers une meilleure connaissance du réel ; et donc d’agir en conséquence, car information et action (penser, notamment) sont indissociables.

L’action informe, et l’information met en action.

Que se passe-t-il quand l’individu est rendu passif, et qu’il ne reçoit donc plus d’information exploitable par son intellect ?

Robots programmés


Dans une société où les choix et les expériences (parfois négatives) sont limités ; dans une société où un acte ne fournit pas une information (par la réussite ou la sanction ressenties « naturellement »), l’individu infantilisé ne peut plus être ce « régulateur » du devenir de la société.
La régulation s’opère (mal) de l’extérieur, en amont, et c’est la grande tragédie des sociétés où l’individu est mis sous tutelle. Leurs dirigeants prétendent à un secourable amour de l’homme, alors qu’en fait, ils travaillent à le conditionner par récompenses et sanctions opérant artificiellement. Les capteurs semi-conscients de l’individu social se taisent. Une sagesse « innée » se perd. Le sous-homme qu’il est devenu n’a plus cette capacité d’apprendre qui est le propre du vivant sans exception.
Infra-humain ? Pire ! Un monde de robots programmés***.

(Remarquons en passant le mépris pour l’homme, cet incapable, que suppose la mentalité de nos altruistes meneurs de troupeau)

Cette « régulation externalisée » ne peut être que maladroite. Un peu comme si moi, « le chef », je devais me lever sans cesse pour lâcher manuellement de la pression de ma cocotte-minute, au lieu de faire confiance à un mécanisme simple, et parfait dans sa simplicité.
Réguler « en amont », ça ne marche pas, sinon pour les « régulateurs » (que ça occupe et rémunère).
Mais c’est trop compliqué, finalement. L’État, quand il veut se charger de tout, finit par ne réussir en rien. C’est pourtant la voie que suivent les sociétés collectivistes, avec une persévérance admirable d’où l’intérêt particulier n’est pas absent.

Et la cocotte-minute, un jour ou l’autre, comme la dette ou l’immigration, explose.


* Arthur Koestler, Le Cheval et la Locomotive, chez Calmann-Lévy

** Konrad Lorenz, L’Envers du Miroir, chez Champs/sciences

*** Alexis de Tocqueville, in La Démocratie en Amérique : « Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs (…). Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres (…). Il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. »
NDLR : Pour ce qui est de la famille, c’est également foutu, Tocqueville lui-même n’aurait pas osé l’imaginer.



Prochain billet : Un remède de bonne femme